Le texte de l’essai qui suit constitue le premier chapitre d’un ensemble Sacré Lanka – Métamorphoses resplendissantes –, une série de « points de vue* » – au sens littéral du terme-  relatifs à Sri Lanka.

 

Cinnamon Garden, Colombo 7, vendredi 2 novembre. Moment d’Asie hors télégramme diplomatique…

« Et les éléphants habillés de brocards passent, à pas énormes et mous » in Ceylan bouddhique, Sanctuaires et paysages d’Asie, André Chevrillon, 1913.

18h00. Sept éléphants viennent de passer, accompagnés par leur cornac, devant l’ambassade de France, pour rejoindre un enclos qui se trouve à proximité dans une contre-allée décorée de bout en bout aux couleurs bouddhistes : bandes horizontales successives colorées de bleu, jaune, orangé, blanc, orangé à nouveau, avec une réplique de la même succession de couleurs présentées à angle droit, telles cinq dents où seules in fine les deux lignes oranges se rejoignent de façon continue. Plusieurs centaines de personnes déjà, vêtues de blanc, attendent l’arrivée des pachydermes à l’entrée de la ruelle qui mène au site protégé de hauts murs d’où la procession va s’élancer.

Il y a un embouteillage énorme mais tous les véhicules rutilants sont étrangement silencieux, en contraste avec le capharnaüm habituel. Les 4×4, les berlines de luxe comme les tricycles à moteur, qui sont légion et ont l’habitude de se faufiler au milieu des voitures, patientent modestement derrière les bêtes majestueuses. La très résidentielle Rosmead Place que les guides qualifient souvent de « classy environment » s’anime ce soir au rythme de la ferveur plus que de l’agitation. Les riverains contemplent le spectacle depuis les terrasses et balcons ou descendent devant chez eux avec leurs enfants pour regarder de plus près ces éléphants pacifiques dont la présence surprend quelque peu dans cette rue tranquille du quartier résidentiel de Colombo 7. Il n’y a sans doute que les Sœurs du Couvent de la Sainte-Famille, qui enseignent dans une école catholique pour les jeunes filles, fondée au début du 20ème siècle par une congrégation irlandaise, qui ne sont pas sorties de leur retraite nocturne pour regarder les préparatifs de la procession bouddhiste. Rosmead, c’est un bourg du comté de Westmeath en Irlande qui a donné son nom à cette rue des jardins de canneliers, par l’intermédiaire de Sir Hercules Robinson, le gouverneur britannique de Ceylan pendant le 3ème quart du 19ème siècle, devenu Baron Rosmead lorsqu’il reçut un titre de la Reine. Cette distinction se propagea jusqu’à cette belle rue traversière.

On retient de son administration que furent instaurés des conseils municipaux, que fut introduit l’éclairage au gaz et qu’un cent représentant un dixième de roupies fut mis en circulation.  Pour la petite histoire, durant les sept ans de son séjour colonial, les remparts du fort de Colombo furent détruits, des pillages liés à des ruptures d’approvisionnement en riz et autres denrées alimentaires survinrent et un certain regard condescendant porté sur le peuple cinghalais prospéra : leur philosophie, leur amour du repos et leur goût pour l’indolence les inclinent à se satisfaire de ce qu’ils ont. Le Gouverneur et Baron s’empressant d’ajouter qu’il serait tout à fait vain d’espérer qu’une population de cet acabit puisse jamais parvenir à nourrir grâce à ses activités agricoles des immigrants dont la venue était justement rendue indispensable par l’apathie des natifs de l’île…

Derrière les barrières de préfecture qui sont habituellement installées devant l’ambassade pour empêcher le stationnement des véhicules ou canaliser les visiteurs, demandeurs de visas, en grand nombre chaque lundi matin, le plus souvent pour rejoindre le quartier de la Chapelle, Little Jaffna, ou ses extensions franciliennes, aujourd’hui des plantes fourragères jonchent le sol pour offrir aux animaux une collation avant leur arrivée à destination.

Cette arrivée se fait en fanfare grâce au concours du muezzin de la grande mosquée Dewatagaha, vieille d’un siècle et demi, qui célèbre le séjour en ces lieux de Sheikh Usman Siddique Ibn Ahdurrahman, et  qui se trouve quasiment face au bout de la rue Rosmead Place : c’est l’heure de la « salat » et de l’appel à la prière lancé depuis l’un des douze minarets de pierre blanche de cette mosquée qui jouxte un grand centre communautaire chrétien Devpiya Sevana rattaché à l’église baptiste de Colombo, une expression de la foi dont l’un des plus célèbres adeptes était le pasteur Martin Luther King. Les Tamouls hindous sont nombreux aussi dans le quartier, héritiers des grandes familles ayant élu domicile de très longue date à Cinnamon Gardens, mais aussi agents de sécurité et « maids » qui travaillent dans ce quartier résidentiel ayant remplacé les champs de cannelle des temps anciens. Leurs temples ne sont pas loin même s’ils sont plutôt discrets hormis les jours de fête. Il suffit de parcourir quelques centaines de mètres pour trouver un Kovil dédié à Ganesh ou à Shiva, dans la rue du jardin du Capitaine, non loin du lac Beira en centre ville.

Shiva, seul à chevaucher le taureau, symbole de l’instinct dominé, seul aussi à poser le pied sur le lion ventru, image symbolisant en quelque sorte la gourmandise contenue et la maîtrise des sens.

Le lion doré et élancé, différent donc de ce lion repu et vaincu, à l’opposé du symbole des appétits insatiables, est le symbole par excellence des Sinhala, les « fils du Lion », ceux qui ont le sang du lion dans les veines, et de leurs descendants qui ont accordé à cet animal, depuis 600 ans, une place prépondérante sur la bannière d’Etat, « le drapeau du lion ».

Ce lion puissant et prestigieux qui tient ou brandit une épée de commandement sur un champ cramoisi, exprime la volonté de paix enracinée dans une fierté nationale qui occupe visiblement la surface principale.

Lion symbole de force et de majesté non sans quelque correspondance avec le Lion d’Angleterre qui, situé en vis-à-vis de la licorne, trônait sur le coin supérieur gauche du blason royal de la puissance dominante de l’Ile depuis que les Grands de Hollande, réfugiés à Londres pendant les guerres révolutionnaires qui avaient vu la France envahir les Pays-Bas, avaient en quelque sorte laissé le champ libre, à partir de 1796, à la grande puissance insulaire européenne en échange d’une hospitalité bien mesurée.

Le lion du blason britannique, avec sa double devise en français,

« Dieu et mon Droit » et « Honni soit qui mal y pense », étaient bel et bien présents à Ceylan : on les retrouve sur un des murs du musée maritime de Galle qui, dans ses explications, relie la licorne qui lui fait face à l’Irlande plutôt qu’à l’Ecosse. On retrouve aussi, toujours dans la vieille ville sauvegardée de Galle, l’emblème de l’ancienne puissance colonisatrice posé à même le sol dans le musée privé qui sert d’antichambre à un célèbre atelier de joaillerie.

Ces lions gisant à terre ne sont pas sans évoquer la célèbre chanson

« The lion is sleeping tonight » qui célébrait en musique la victoire (Wimoweh) des Zulu, victoire remportée en 1879 dans le Natal sur un bataillon de l’armée britannique qui ne trouvait plus les clefs des magasins de munitions. Ce jour là, le drapeau aux lions s’était retrouvé à terre…

Dès les temps les plus anciens, les monarques fondateurs de la Grande-Bretagne ont lié leur destinée royale à l’image des grands félins : du futur Comte d’Anjou, Geoffroi Plantagenêt, avec ses six lions d’or sur fond d’azur jusqu’à son petit-fils, Richard, qui prit le nom de cœur de Lion. Le lion est représenté « passant » en Angleterre et assis en Ecosse.

D’aucuns prétendent qu’il s’agirait plutôt d’un léopard, cousin en quelque sorte de ces  « Lazy leopards » qu’on peut parfois rencontrer par chance dans les parcs naturels protégés de Sri Lanka (Panthera pardus kotilla). Mais il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’une réminiscence et transposition sur les blasons héraldiques du temps « héroïque » des croisades marqué par les lions de Palestine.

Au moment de l’accès de Ceylan à l’indépendance, il y a 65 ans, l’animal emblématique s’est retrouvé entouré d’une bordure jaune mordorée, symbole du bouddhisme, religion de plus des deux tiers des habitants de l’île Sinhaladvipa.  Avec deux années de recul, le drapeau national, pour mieux représenter le pays dans sa diversité, s’est adjoint sur sa partie gauche deux autres couleurs :

– une bande verticale de couleur verte (en harmonie avec l’idée de création, de régénération, de sainteté même) pour symboliser l’Islam, religion des descendants des marins commerçants venus d’Arabie et de l’Orient du milieu, ni proche, ni extrême.

Le vert est omniprésent à Sri Lanka. On y rencontre toutes les gammes de vert que l’on peut apprécier dans leur diversité en regardant le paysage défiler depuis le train reliant Colombo à Kandy, capitale du dernier royaume ayant résisté à la colonisation, des siècles durant. Celle-ci prend le dessus l’année même où se referme en Europe l’épisode napoléonien, avec le départ de l’Empereur vers Sainte-Hélène. Ile oubliée du conquérant déchu, île choyée ou submergée des conquérants prétendus.

Ce vert est bienvenu, couleur de l’entre-deux, de la terre féconde, de la nature luxuriante dont Sri Lanka est une incarnation vivante. Ce vert est aussi la couleur traditionnelle associée à Ganesha, déité du mariage et de la sagesse, qui trône dans les commerces et qu’on retrouve aussi jusqu’à l’entrée des temples bouddhistes, sur la voie qui mène à la représentation du Bouddha. Les correspondances entre bouddhisme et hindouisme sont multiples malgré les différences cultivées et les oppositions avérées. Les brahmines astrologues n’ont jamais quitté le palais des Rois du Siam depuis des temps immémoriaux en ce royaume où les fidèles du Bouddhisme Theravada sont de loin les plus nombreux (sans qu’il s’agisse pour autant d’une religion d’Etat) et où l’hindouisme est tout à fait marginal. Le grand temple à Ganesh de Krung Thep, la Cité des anges, ne désemplit pas et les dévôts n’appartiennent pas pour la plupart aux communautés commerçantes venues de la péninsule indienne (plutôt constituées de Sikh ou de Musulmans au demeurant).

– une bande verticale de couleur safran pour faire place à la communauté tamoule. Le safran fait partie des présents traditionnels à Ganesh dont on enduit ses statues. Cette épice remplit cette fonction en compagnie de l’huile, de la farine de riz, des herbes en poudre, du miel, du lait, du yaourt, de la canne à sucre et de l’eau de rose. Les pétales de rose et le beurre liquide sont aussi au rendez-vous de ce monde d’offrande.

Safran c’est aussi la couleur de la robe des moines, celle précisément que l’on offre à la fête de Kathina qui est la raison d’être de la procession qui anime Rosmead Place ce jour peu avant  la tombée de la nuit.

Point d’indigo, de bleu ou de violet dans ce drapeau, couleurs froides des mondes souterrains et des eaux primordiales ; l’île est par définition entourée par la mer, par l’océan indien qui la limite et la délimite mais les couleurs choisies pour le drapeau, couleurs chaudes,  sont avant tout celles du monde solaire, ouranien.

Ce lion qu’on retrouve jusque sur les tissus dont sont revêtus les éléphants, semble être un symbole éminemment masculin ; si l’on se réfère au sari kandyen porté en guise d‘uniforme par les hôtesses de la compagnie nationale sri lankaise, avec des motifs de plumes au cœur orangé, l’animal de référence au féminin serait plutôt le paon, le paon bleu, Pavo cristatus. Entrelacs de bleu et d’orangé qui s’harmonise avec le brun clair de la peau des gentes dames d’Air Sri Lanka dont le profil est en correspondance avec celui des demoiselles de Sigiriya, peintes au Vème siècle sur les flancs et dans les anfractuosités de la citadelle du Roi parricide située entre les deux capitales historiques d’Anuradhapura et de Pollonaruwa. Le paon, c’est aussi la monture de l’un des dieux les plus puissants du panthéon hindouiste : Skanda, le Dieu de la guerre, le frère de Ganesh qui a pour véhicule le rat. On trouve le paon représenté, honoré, de Katagarama à My Son, site emblématique de l’ancien royaume du Champa dans la province de Quang Nam au Vietnam, et aussi sur le site d’Angkor.

La représentation du Lion n’est pas l’apanage exclusif des Sinhala de l’Inde du Nord. Dans le sud de l’Inde, la présence de l’animal mythique est attestée par la référence largement répandue à Narasimha, l’homme-lion, quatrième incarnation de Vishnu.

En choisissant comme emblème le tigre, l’animal féroce et puissant de la jungle qui surpasse le lion des savanes et défie l’éléphant végétarien, les indépendantistes sécessionnistes tamouls ont, d’une certaine façon, forcé leur destin. La battue organisée in fine contre ces tigres répandant la terreur a tourné au tragique et s’est transformée en traque à mort jusqu’à ce que leur dépouille soit brandie comme un trophée non sans avoir détruit par le feu, en semant la désolation, une grande part de leur environnement et de ceux, femmes, enfants, personnes âgées qui avaient été conduits ou forcés à les suivre.

Le dernier avatar du drapeau sri lankais, c’est l’entrée il y a 35 ans des feuilles du pipal, du ficus religiosa, sous lequel le Bouddha était assis au moment de l’illumination. C’est de ce figuier qu’est issu l’arbre sacré de Sri Lanka, Sri Maha Bodhi, à l’ombre duquel des foules de pèlerins viennent se recueillir à l’occasion de leur passage par Anuradaphura, la cité glorieuse qui accueillit le bouddhisme vers la fin du 3ème siècle après Jésus Christ. Arbre immense et vénéré qui poussa il y a plus de 2000 ans à partir d’un rameau de l’arbre de Bodgaya rapporté par la princesse Sangamitta, sœur de l’introducteur du bouddhisme à Sri Lanka, Mahinda.

            Ces feuilles représentées aux quatre coins du drapeau national symbolisent sans ostentation les vertus cardinales du bouddhisme : Mettâ, l’amour bienveillant des êtres humains ; Karunâ, la compassion ; Muditâ, la sympathie joyeuse et Upekkhâ, l’équanimité, c’est à dire la tranquillité profonde qui coïncide avec un état de paix face à toute circonstance de quelque nature qu’elle soit.  Cette symbolique calculée à l’ombre des ficus peut aussi faire penser aux quatre nobles vérités (Cattari Ariyasaccani), les composantes les plus connues de l’enseignement du Bouddha : Dukkha (notion bouddhique qui renvoie non seulement à la souffrance dans ses multiples déclinaisons, à l’insatisfaction, au mal-être mais simultanément à l’imperfection, l’impermanence, l’absence d’essence..), Samudaya (l’origine… de Dukkha), Nirodha (la cessation de Dukkha), et Magga (le chemin… qu’il appartient à chacun de prendre, distinct de l’idée du Salut ou Mokkha) ; une sorte d’invitation à prendre refuge dans le Bouddha par la voie de la connaissance ou celle de la vertu qui sont les deux faces d’une même approche. Ces feuilles légères, aériennes, déployées aux quatre vents font probablement signe à l’une comme à l’autre de ces deux interprétations.

«  Un bruissement dans la foule. Une pression collective pour aller de l’avant et puis, de l’arrière, une voix unique qui suspicieusement exige : « si elle est singhalaise, qu’elle le prouve ! » Melle Abeyrathna poussa l’épaule de Radhini : « Petite ! Récite leur quelque chose ! Le Ithipiso Gatha, récites-le ! » D’une voix tremblante et cassée, la fillette récita les paroles bouddhistes prêchant le non attachement, l’impermanence, le caractère inéluctable de la mort ».

Ces paroles issues du livre « Island of a thousand mirrors » de Nayomi Munaweera résonnent en écho à l’évocation des récitations inspirées des vertus bouddhiques …

La prudence, la tempérance, le courage et la justice, les quatre vertus cardinales du christianisme, représentées sous forme de scènes peintes ou sculptées dans les églises, parfois même de façon allégorique à l’aide de fresques ou de sculptures sur les murs des demeures de grands et pieux personnages d’Europe ne figurent pour leur part sur aucun drapeau contemporain.

Le temple Baha’ï n’est pas très loin, sur Havelock Street, et les discrets adeptes du Guru messager Baha U’llah,  partisan d’un équilibre entre science et foi, ont aussi leur lieu de culte avec pignon sur rue.

La communauté juive de Ceylan liée à celle de Cochin au Kerala se manifeste, disent les érudits, par la présence dans ses chants liturgiques, ashkenases, d’une variété particulière du chant Ehad Mi Yode’a, adapté d’après un chant équivalent de la tradition chrétienne, dont on trouve trace dès le 16ème siècle dans les Haggadot, et destiné à maintenir les enfants éveillés jusqu’à la fin de la cérémonie rituelle du Seder pascal, veille du Pessah où l’exode d’Egypte est célébré. Ce même chant  hébreu se retrouve aussi en Avignon et en Allemagne, utilisé dans d’autres fêtes que celle à laquelle il était traditionnellement attaché. Les juifs de Ceylan ont pour la plupart émigré. Colombo n’est pas terre de synagogues, il en existait une cependant dont les vestiges étaient encore visibles, parait-il, jusqu’au début des années 60. Elle se trouvait sur la grande route de Galle, à proximité de l’ancien hôtel Oberoi.

            Toutes les religions se croisent, se mêlent et coexistent à Colombo. Les influences croisées sont telles que les chrétiens comme les bouddhistes défilent au son des percussions, éclairés par des lanceurs de feu.

Seuls parmi les adeptes des quatre grandes religions les musulmans n’effectuent pas d’autre procession que celle faisant partie du pèlerinage à la Mecque, fidèles au principe de la non représentation figurative d’Allah dont le nom est lié à la graphie du texte sacré en langue arabe, religion révélée par la prophétie de Mohammed, prophète vénéré de l’Islam. La puissance du verbe est une donnée majeure commune aux trois grandes religions monothéistes révélées.

A Sri Lanka le christianisme célèbre en procession les différentes étapes du culte marial que l’on peut confondre au départ avec une procession bouddhiste ou tamoule avant d’apercevoir les alternances de bleu ciel et de blanc virginal, puis la statue de la Sainte Vierge transportée dans son sanctuaire de verre ou de mica, par exemple pour la fête du Rosaire qui a eu lieu quelques jours avant la fête de Kathina.

            Pour le moment les animaux sont attendus pour pouvoir déclencher la « Perahera », procession nocturne précédant une nuit de veille, de prière et d’offrande. C’est La grande fête de Kathina, une cérémonie qui marque la sortie de la retraite –Vassa- des moines du bouddhisme Theravada, retraite entreprise durant une période de trois mois environ correspondant à la saison des pluies, qui s’étend ici théoriquement d’août à octobre. Ce calendrier traditionnel continue à être respecté malgré les traces marquées du changement climatique. Les fidèles bouddhistes vont pouvoir remettre, avec les formes requises, des vêtements neufs, orange, mais aussi du linge et des produits de toilette à l’ensemble des moines de leur communauté. Les dons sont codifiés et représentent une gamme qui s’étend en volume comme en valeur des plus importants aux plus humbles.

Kathina, c’est le temps de tous les mérites, mérites que l’on peut aussi transférer aux parents vivants qui ne sont pas présents mais aussi aux défunts. Le bouddhisme empruntant la voie des Théra, des Anciens, a sa part de mystère religieux avec ses mystes initiés aux rites les plus secrets.

            En plein quartier moderne et résidentiel, cette coutume, vieille de plus de deux mille cinq cent ans, est célébrée comme chaque année, peu après la fin de la retraite monacale…

20h30, le premier éléphant dans un halo de lumière créé par une rivière de sources lumineuses suivant l’ensemble de sa trompe, avance majestueusement précédé de musiciens et, à bonne distance, d’un jeune garçon qui n’a pas dix ans et qui effectue des mouvements acrobatiques en brandissant deux baguettes – torchères qu’il fait tournoyer juste au dessus de lui avec une dextérité remarquable. La procession n’en est qu’à ses prémisses  et déjà une foule considérable se presse sur le passage des hommes et des bêtes.

Le premier groupe qui le suit, constitué de musiciens où les percussions dominent, est entièrement vêtu de rouge et de blanc.  Les épaules nues, un couvre-chef traditionnel blanc avec des parements jaune doré et une collerette reprenant ces trois couleurs en arcs concentriques. Un éléphanteau suivi d’un jeune éléphant richement paré. Puis vient un groupe important d’hommes en noir et blanc ou tout de blanc vêtus, qui portent une forêt de drapeaux aux couleurs du bouddhisme. A la suite l’éléphant le plus majestueux qui porte une effigie symbolique du Bouddha, faudrait-il dire du bouddhisme.

Le bouddha est éclairé de toutes parts avec un cercle de lumière blanche entourant directement la tête prolongé par une guirlande lumineuse multicolore en arc de cercle que l’on aperçoit de loin, surplombant la manifestation. L’éléphant porteur a une écharpe, guirlande de lumière en guise de licol. D’autres éléphants aux trompes en vif éclair viennent encore, recouverts l’un d’un manteau de paillettes vertes qui scintillent dans la nuit , l’autre d’ un tissu aux couleurs blanche et orangée qui se prolonge par un  ensemble matelassé aux empreintes régulières de couleur sombre bordé de blanc.

Une autre roue lumineuse est portée par les bêtes géantes. L’arbre symbole de l’illumination de « celui qui s’est éveillé à la vérité ultime de la vie” est au centre du dispositif. Suivent encore des groupes de fidèles où alternent couleurs chatoyantes des danseurs, où dominent les tons jaune orangé, et tenues plus austères des simples pèlerins. Puis vient, toujours à pas mesuré, d’une lenteur ancestrale, un éléphant revêtu d’or et de pourpre aux reflets parfois éblouissants. D’autres musiciens et d’autres danseurs aux chapeaux rouges et pointus se succèdent encore, en alternance avec des groupes d’hommes et de femmes qui marchent séparément de façon cérémonieuse.

Les femmes portent des bols de donation, des fanions bouddhistes ou d’autres offrandes. La procession se poursuit encore et encore, une heure durant, pour se terminer avec un nouveau groupe de danseurs en bleu et or aux chapeaux surmontés d’une prolongation ornée d’un pompon ébouriffé, des rangées de percussionnistes en noir et blanc alternant avec des joueurs d’instruments à vent, et finalement un dernier éléphant revêtu d’une parure extraordinaire aux motifs à la fois répétitifs et alternés.

Il est encore tôt, aux alentours de 21 heures quand la procession disparaît sur Kinsey road en empruntant le carrefour où se trouve à même la chaussée un dessin étiré sur une cinquantaine de mètres, oeuvre de Chandraguptha Thenuwara, peinture aux quatre colombes (deux représentées dans un halo de lumière, deux qui jonchent le sol). Cette peinture de rue est revivifiée chaque année pour honorer la mémoire de Nelan Thiruchelvam, juriste constitutionnaliste et parlementaire tamoul, épris de paix et animé par une philosophie personnelle d’humanisme et de non violence, assassiné à ce carrefour, le 29 juillet 1999, par l’aveuglement, l’intolérance et le culte de la terreur. Un vieil homme bardé d’une ceinture d’explosifs est venu, à l’heure de table, profaner la raison et déchiqueter l’espoir.

Ces Colombes de la paix renvoient aussi à la colombe guerrière du blason héraldique de la ville aux armes parlentes : un manguier feuillu et sans fruit (du singhalais Kola-amba) surmonté d’une colombe (du latin columba). Les Hollandais aimaient les jeux de mots nous rappelle Carl Muller dans son roman dont l’héroïne n’est autre que la ville de Colombo elle-même qui donne aussi son nom à l’ouvrage. Un jeu de mots latino-cinghalais. Un arbre dont les fruits sont absents allié à un oiseau blanc figé. Deux colombes dessinées pour deux âmes envolées…deux colombes à terre foulées sur la chaussée…

Cette action terroriste, extrémiste contre humaniste, fait écho à l’assassinat, 40 années plus tôt, le 26 septembre 1959, à l’autre bout de Rosmead Place, dans sa résidence où il accueillait des visiteurs, du 4ème Premier Ministre de Ceylan indépendant, Salomon Dias Bandaranaike : un moine ayant pris la robe safran 30 ans auparavant, venu solliciter un appui, tire quatre balles à bout portant sur le chef du Gouvernement. Cet ophtalmologiste de profession, adepte de la médecine ayurvédique, membre d’un micro parti religieux extrémiste déclara avoir tué cet homme qui ne lui avait fait aucun mal  personnellement « dans l’intérêt de sa religion, de sa langue et de sa race ». Bouddhiste extrémiste ayant demandé à se convertir au christianisme avant son exécution pour obtenir la rémission de ses péchés contre héritier d’une grande famille anglicane devenu chantre et protecteur du Bouddhisme…

La procession a commencé à quelques numéros seulement de distance de l’ancienne Résidence devenue Boutique hôtel,  hôtel que les agences de voyage localisent quant à elles sur les terres du groupe « Paradise Road »…

Rosmead fut un temps, avec Barnes, son alter ego, une  des artères les plus élégantes de la ville. Elles étaient composées de superbes maisons avec de longs ‘driveways’, des porches stylés, des vérandas tout autour des bâtiments d’habitation et de beaux jardins aux arbres centenaires. La plupart de ces maisons patriciennes ont été détruites ou fragmentées même s’il en reste encore quelques unes réfugiées au fin fond des allées ou dissimulées derrière des murets.

Commémoration artistique cultivant le souvenir, procession religieuse respectant la tradition : deux voies de l’honneur qui se rejoignent et se superposent, pour garantir, le temps du passage de plus de 300 personnes accompagnées de sept éléphants, la sanctification de la vie.

/. Michel Treutenaere